Mémoire du Jazz

  


  Cette rubrique  "Mémoire du Jazz"est ouverte à toutes et tous, amis de l'Association, musiciens, musiciennes, amateurs de jazz qui peuvent en 20/30 lignes nous livrer un souvenir vécu sur la scène de jazz : un premier concert ou un concert particulièrement marquant, une anecdote mémorable, une rencontre exceptionnelle avec un musicien...

 L'ensemble de ces textes que nous avons tous plaisir à lire permet de faire revivre de grands moments de la vie du jazz sur scène que nous avons les uns et les autres vécus chacun à notre façon avec le même partage de la passion du jazz. 

Si vous souhaitez contribuer à cette rubrique, il suffit d'envoyer votre texte à lejazz.estla7@gmail.com

( les textes publiés, bien entendu, avec l'accord de leurs auteurs, n'engagent qu'eux-mêmes)


Ma rencontre avec Bobby... une histoire de Few !
 
 

Le pianiste Bobby Few nous quittait il y a tout juste un an. Installé en France de longue date, beaucoup ont pu partager de magnifiques moments avec lui, musicaux bien sûr mais aussi ô combien humains compte tenu de sa personnalité des plus chaleureuses.

Je l’entends pour la première fois à l’âge de 18 ans dans l’album d’Albert Ayler « Music is the Healing Force of the Universe » que j’achète en 1969 peu de temps après sa sortie. J’y découvrais également le batteur Muhammad Ali.


C’est dans les revues de jazz que je lisais régulièrement que j’entends parler de la venue en France du fameux quartet de Frank Wright. Je devais alors me contenter des comptes-rendus des concerts qu’il donnait au Chat Qui Pêche. Je trépignais d’impatience de voir ce groupe en direct. Bobby Few, Muhammad Ali et Alan Silva, contrebassiste qui m’avait déjà bouleversé dans l’album « Conquistador » de Cecil Taylor. L’occasion se présenta avec Rouen Jazz Action qui programma le quartet le 7 mai 1974. Choc inoubliable que je garde en mémoire. Me rendant au concert, je reconnais, en passant devant un bar d’une rue non loin du lieu de concert, la silhouette de Bobby Few. Je décide de pousser la porte juste pour l’aborder. Bobby Few dans ma ville, accoudé à un comptoir, seul ! Je ne sais pas ce que j’ai pu lui dire avec mon anglais très approximatif, mais pour la première fois je croisai son regard lumineux et entendis sa voix à l’accent hésitant mais chantant. Je courus au concert ! Poster de Bobby, disque « Center of the World », souvenirs indestructibles de cette soirée.


Les années qui passèrent me permirent d’entendre et de rencontrer plus fréquemment Bobby Few comme par exemple aux premiers temps du Duc des Lombards à Paris où l’on écoutait sa musique accoudés au bar ou bien serrés sur quelques chaises collées à une poignée de tables. Je reviendrai plus tard sur tous ces moments toujours très chaleureux et très émouvants. J’y faisais la connaissance de ses partenaires : Suliman Hakim, Jack Gregg, Joe Lee Wilson… On connaît le parcours, les nombreuses collaborations du pianiste qui sera bien affecté d’ailleurs par la disparition de nombre de ses complices à commencer par celle d’ Albert Ayler, son ami d’enfance, de Frank Wright, Noah Howard, puis de Steve Lacy, Oliver Johnson, JJ Avenel, son cousin Bob Cunningham, Sunny Murray et tant d’autres avec qui il s’était produit. Bobby Few traverse toutes ces épreuves et résiste de toutes ses forces à la maladie qui le frappe à son tour, constamment épaulé et soutenu par Simone sa femme.

Durant toutes ces années d’événements partagés, je ne savais pas alors que j’aurais moi-même l’occasion de lui offrir la scène. Ce fut le cas en créant, alors installé à Nîmes, l’Association Le Jazz Est Là. Ce fut notre première affiche en 2009 avec Bernard Santacruz et Samuel Silvant. Magnifique version de « Nature Boy ». Les mêmes reviendront à l’Ever’in avec le trompettiste Rasul Siddik en 2014. En 2011, ce fut en duo avec son contrebassiste Harry Swift. Rejoignant le piano pour la 2ème partie, Bobby me fait un petit clin d’œil « hé Patrice, free jazz ! ». Ca ne manque pas, il attaque une très impressionnante version du fameux « Healing Force » qu’il se plaisait à jouer. C’est lui encore qui inaugura avec un solo en 2015 le lieu du Domaine d’Estagel où il reviendra un an plus tard pour un inoubliable duo de pianos avec l’ami Tom McClung qui décédera peu de temps après ce concert.




Bobby nous quitte, lui, le 6 janvier de l’an passé. Ses doigts depuis n’égrènent plus les touches du clavier comme lui seul savait le faire passant de la tempête à l’accalmie, le tout ponctué de blues et de swing. Souvenons-nous de l’homme qu’il fut, de sa musique à son image, écoutons-le encore et faisons-le écouter, seul hommage vraiment possible.

Oui Bobby, nous avions bien fait de croiser nos regards dans le bar !

Patrice Goujon 05 01 2022

 










Souvenir Sceaux What


A cette époque en 1986, je devais avoir 17 ans, j’écoutais Sonny Rollins, Louis Armstrong et j’avais une ou deux cassettes de Barney Wilen, dont l’album  La Note Bleue . L’autre album c’était  Jazz sur la Seine . Je l’adorais aussi… et comme il avait été enregistré presque à ma date d’anniversaire + 12 ans, j’y voyais comme une dédicace personnelle. Haha, ce n’était pas par hasard si ce disque me parlait !! On est mignons quand on est jeunes…

Et, petite parenthèse, vu que j’avais aussi le disque Pyramid  du MJQ, disque offert par mon père, et que les mêmes Milt Jackson et Percy Heath faisaient partie de l’équipe de « Jazz sur la Seine », j’ai commencé à écouter les personnalités, à les retrouver, ausculter les pattes de chacun. Même si Milt Jackson, dans l’album de B. Wilen, est au piano.


Sur le disque  La note bleue , il y avait « Whisper not »

Quand on est jeune apprentie de jazz, ce que j’étais, c’est un thème qu’on a envie de jouer… la mélodie évoque une histoire limpide, il y a des marquages mélodie/rythmique en questions/réponses qu’on est tout excités de pouvoir jouer.

J’avais une Precision Bass de 1972, j’étais bassiste depuis 2 ans et le pianiste de mon groupe de Jazz « Hydrogénocarbojazz » m’écrivait mes lignes de basse que je répétais inlassablement. A l’époque, je n’étais pas encore mûre pour improviser mes walking bass. Il m’avait écrit la walk pour  Whisper not  et quand on jouait ce thème, on était conscients de jouer LE morceau difficile du répertoire.

Quelle histoire ce groupe ! Alors que les grands-frères faisaient du rock avec le groupe Thermidor, nous, les petits (mon pote Xavier Bornens et moi-même et nos potes Nicolas Vignier au sax, Alain Bonnin au piano et Bertrand X… à la batterie, remplacé plus tard par Alex S.), on avait ce quintet de jazz. A 16 ans, j’allais aux répètes en mobylette avec ma Precision dans son énorme flight-case rigide entre les jambes, genre de truc pas du tout pratique. On répétait dans la cave du batteur.

« Whisper not ». 

 


 J’aimais ce thème. J’avais vraiment l’impression de jouer du Jazz quand on l’entamait… il y avait quelque chose de précieux à ne pas abîmer.

J’habitais en banlieue parisienne, banlieue sud, sur la ligne du RER B. Juste à côté du Centre Culturel des Gémeaux, où les vendredi soir c’était Jazz Club au « Sceaux What ». Ce n’est que l’année suivante que j’y suis devenue serveuse.

Avec les potes, on était une petite bande de jeunes de 17 à 19 ans à aller écouter du DjÂzz tous les vendredis. Je me souviens de Zool Fleischer qui s’était mis debout pendant ses solos (mon frère m’avait prévenue « Tu vas voir, au bout d’un moment il s’excite »), et comme la scène était courte, son siège, en bout de scène, était tombé.

Je me souviens de Marc Ducret-avec-des-cheveux, qui avait joué de la guitare fretless (je ne me souviens plus avec quelle formation…) et de l’incroyable timbre que cela avait. Je crois que c’est ma première vraie prise de conscience de la caractérisation d’un son… A l’époque, musicienne depuis l’âge de 6 ans, je jouais, je jouais et puis… bon. Je jouais quoi… Le son n’était pas encore quelque chose que je pouvais envisager comme une matière à travailler. Cette guitare fretless, jouée par Ducret - c’est pas rien non plus - a été une découverte primordiale. J’ai encore le timbre dans mes oreilles, ma madeleine de Proust à moi.

Bref…

Ce vendredi soir là, il ya avait Barney Wilen en quartet avec à la contrebasse, tenez vous bien (… tenez-vous mieux!!) Jean-François Jenny Clarke. Je ne me souviens plus des deux autres… Ou bien était-ce en trio ?

Et j’avais envie… nom de dieu que j’avais envie d’entendre « Whisper not ». Et a un moment, Barney Wilen et JF Jenny Clarke discutent à voix basse sur le choix prochain thème à jouer. Et submergée par mon élan alors que j’étais assez timide, je lance ma suggestion à haute et intelligible voix « Whisper not ! ». Je les vois hésiter et finalement B. Wilen qui dit non. Mais je crois qu’à la place ils ont joué « Along came Betty ». Je n’ai pas perdu au change.



L’année suivante, en petit job étudiant je deviens serveuse au Sceaux What. Tous les vendredis je sers au restaurant et des consommations en salle. J’y ai donc croisé Daniel Humair un soir. C’était pas un moment facile… j’étais derrière le comptoir, il vient vers moi d’un pas très décidé et le sourcil ombrageux, et me lance « Mademoiselle, le guacamole ça ne se fait pas comme ça ». Je ne sais plus ce que j’ai répondu, en bafouillant, mais j’avais été troublée d’être alpaguée pour m’expliquer sur quelque chose qui était tout à fait hors de mon champ d’action.

Depuis, quand je fais du Guacamole, je l’appelle Daniel.

Et quand j’écoute Barney Wilen, j’ai un murmure magique dans les oreilles. Et l’image d’un grand gars qui, tout près de B. Wilen, jouait de la contrebasse, assis sur un haut tabouret.

Alors bon, quand je suis devenue contrebassiste 10 ans plus tard, on dira ce qu’on voudra… mais, haha… ce n’était pas par hasard !


Maryse Gattegno 7 janvier 2021

 

https://youtu.be/bLX-MVjm5bw?list=PLblossUPU5Dk1QabBjbVTa4rGS_ZD40Vz


 

 

 

Mes Souvenirs de Musique


John Coltrane Quintet (avec Eric Dolphy) - Paris, 18/11/1961

Je suis étudiant à Paris cette année-là, non pas en musique, mais en droit public. Lorsque le concert du quintet de Coltrane a été annoncé, je me suis précipité, malgré mes faibles moyens financiers, car j’étais ébloui par cette musique, que j’écoutais depuis deux ou trois ans déjà.

J’étais venu avec un copain et nous sommes entrés à l’Olympia légèrement en retard : Le groupe attaquait « Blue Trane » ! Quelle forte impression ! Je crois la plus forte que j’avais eue musicalement. L’impression d’être emporté par un torrent musical...Et de me sentir si concerné, au plus profond !

  https://youtu.be/VUS6LFFDyH0

John Coltrane Quartet - Juan-les-pins, Juillet 1964

Seconde rencontre et nouveau bouleversement, avec un quartet incroyablement soudé et une interprétation de Naima, qui m’a totalement bouleversé. En coulisse, j’ai même réussi à photographier le saxophoniste ainsi que Charles Trenet ! Je jouais du saxophone en amateur à l’époque, et j’étais particulièrement touché par cette musique et ce groupe merveilleux.

John Coltrane Quintet - San Francisco, Août 1966

Quelques jours de vacances passant par San-Francisco, à la suite d’un emploi d’enseignant en français dans un cours d’été à Monterey, en Californie. J’aperçois une affiche « concert de John Coltrane » au grand club de jazz de la ville. Le soir-même nous y sommes (avec ma sœur et ma compagne). Je pensais entendre à nouveau la même musique. Mais, là, surprise ;en deux ans la musique s’est complètement transformée : plus de progressions harmoniques « traditionnelles », plus de mélodies suivre. C’est une musique touffue et violente (qui correspond bien à la situation socio-politique du moment). Magnifique, mais que l’on’appréhende pas de la même manière qu’en 1964. D’ailleurs les interprètes ont changé : Rashied Ali, Alice Coltrane et Pharoah Sanders apportent une impulsion nouvelle. Et la forme est presque totalement « free ». J’avoue que j’ai eu du mal à suivre le scénario : je me suis contenté de ressentir !

 

 

 

A la pause, je vois Coltrane au bar, un verre de Coca à la main, je me dirige vers lui et engage la conversation. Avec une extrême gentillesse et une grande simplicité, le musicien me fait part de ses pensées sur la musique et les musiciens et de son désir de créer un centre où les musiciens pourraient se rencontrer et même être aidés, notamment à monter des projets...

Malheureusement il devait disparaître un peu plus d’un an après.

Doudou Gouirand 28 12 2020 



 

 

 

Le quartette de John Coltrane à Paris en juillet 1965



                                           https://youtu.be/nF48MozcU2U

Cela s’est passé à Paris, salle Pleyel, le 28 juillet 1965. Nous étions, Hélène et moi, dans notre dix-neuvième année. Après quelques rencontres décisives pour nous au Quartier latin, nous nous préparions à une rencontre d’une autre nature, celle avec le quartette de John Coltrane. « Quartette classique » ou « quartette de légende », les deux qualificatifs me semblent amplement justifiés.

On ne se rendait pas à un concert de Coltrane en toute quiétude. L’attente du public était forte, fiévreuse. La salle Pleyel était pleine à craquer. Qu’allait-il se passer d’inédit ou de scandaleux ce soir-là ? Certains concerts à Paris s’étaient mal passés. Sa musique avait pris à rebrousse-poil une bonne partie du public à plusieurs reprises. On avait parfois déploré une sonorisation médiocre. Coltrane dans ces années-là suscitait les passions, les polémiques, les déceptions, les réserves, mais aussi l’enthousiasme ou l’admiration.


Depuis 1960, j’avais suivi l’évolution de Coltrane depuis son passage dans le groupe de Miles Davis. Les disques qu’il avait gravés ne parvenaient pas toujours en France dans l’ordre chronologique. Cependant les articles et les analyses pointues dans Jazz magazine, les Cahiers du Jazz et Jazz Hot me permettaient de suivre le parcours plein de surpriseset d’apparentes contradictions de John Coltrane et des trois musiciens de sa formation. J’avais acquis la plupart de ses albums : « Blue Train », « Giant Steps », « Ballads », « Duke Ellington & John Coltrane », « Live at Birdland », « My Favorite Things », « Coltrane plays the Blues », « Olé »…


Pour ce concert salle Pleyelnous avions eu la chance d’avoir de bonnes places. A gauche se situait le piano de McCoy Tyner, au centre en arrière, la batterie d’Elvin Jones et au premier plan un peu à droite, la contrebasse de Jimmy Garrison. Aucun salut, aucune présentation. Les trois hommes se mirent à jouer sans préambule. Le trio était dans une forme superlative, bouillonnante, que ne peut pas rendre un enregistrement. Et tout à coup, Coltrane surgit des coulisses en soufflant déjà dans son saxophone ténor. Tout en jouant, il alla se positionner devant Elvin Jones et à côté de Jimmy Garrison. Son instrument semblait animé d’une vie propre qui tirait Coltrane en avant, le malmenait dans divers sens.Il attaqua par « Ascension ».


Le musicologue, Michel-Claude Jalard, cité par Alain Gerber dans son livre « Le cas Coltrane », avait trouvé les mots justes en écrivant que « chez Coltrane, la subversion du thème engendre une fastueuse prolifération sonore ». Ce fut le cas lors de ce concert, aussi bien avec « Ascension » qu’avec les deux autres thèmes qui suivirent, « Afro Blue » au soprano et « Impressions » à nouveau au ténor.

Le mot subversion semblepresque un peu faible pour évoquer le phrasé de Coltrane au cours de ce concert. Il célébrait brièvement un thème connu des amateurs pour aussitôt le mettre en pièces, le rendre méconnaissable, au risque de révolter le public en bousculant ses conformismes esthétiques. Coltrane nous submergea d’un déluge sonore impitoyable, inexorable, d’une rage qui s’exprimait par des notes comme déchirées, se bousculant et se superposant à une vitesse inouïe. A une chute vertigineuse dans le registre grave succédait immédiatement une montée hallucinante dans le registre suraigu.

Chercher à comprendre sur le champ les intentions de ce grand créateur était vain. Un concert n’était pas un spectacle pour lui mais un champ d’expérimentation. Sans chercher à nous plaire ou à nous provoquer, il nous faisait don de ses recherches en


cours qui ouvriraient une nouvelle voie, ou déboucheraient peut-être sur une impasse, on verrait bien.

Dès que John Coltrane terminait un solo, il se retirait en coulisse. La fête sonore se poursuivait alors au même niveau d’incandescence. Le jeu d’Elvin Jones était à la fois torrentiel, inventif et d’une parfaite lisibilité. Si au cours de ce concert, Coltrane me sembla tenir à distance le lyrisme mélodique qui nous avait si souvent ému, son pianiste, McCoy Tyner l’assumait pleinement, l’amplifiait brillamment, avec un obstinato implacable de la main gauche. Pas plus qu’Elvin Jones, il n’était la doublure, le faire-valoir du leader mais un interprète singulier d’une grande imagination.

De son côté, Jimmy Garrison nous gratifia d’un long solo original. Certains spectateurs manifestèrent des signes d’impatience. Garrison, hilare, poursuivait sereinement son solo. A un moment il tira de son instrument des effets de guitare flamenco. Puis il passa à l’archet. Sa musique me fit alors penser à la sonate pour violoncelle seul de Zoltan Kodaly(qui, soit dit en passant, ne manquerait pas de séduire tout amateur de jazz). Cette parenthèse relativement apaisée à la basse en choqua plus d’un. Nous fûmes ensuite repris sans transition dans la tourmente coltranienne, suffocante, chaleureuse et terriblement émouvante.


Lorsque Coltrane eut terminé la reprise du dernier thème, « Impressions », il recula vers la coulisse tout en jouant. Les autres membres du quartette semblaient ignorer eux-mêmes s’il reviendrait. De nombreux spectateurs criaient, tempêtaient, trépignaient pour exiger le retour de John Coltrane sur scène. Le concert avait duré cinquante minutes, d’une seule coulée. Les spectateurs étaient mécontents parce que c’était trop court. Coltrane en particulier n’avait pas joué assez longtemps et pas « comme avant » avec cette profusion inédite de sons dissonants et saturés. Quoi qu’il en soit, ils exigeaient un rappel.


Je me sentais mal à l’aise dans ce climat agressif autour de nous. Quand on songe à l’effort physique et à l’intensité psychique que représentaient les longs solos de Coltrane, je trouvais cette animositédu public pour le moins discutable. Et bien sûr, plus les spectateurs protestaient et plus nous n’avions aucune chance de voir Coltrane réapparaître.

Nous sommes sortis de la salle, heureux malgré tout, éprouvés comme après un ouragan, et déconcertés par les réactions du public qui reprochait à Coltrane sa désinvolture.C’était se méprendre, car tous les témoignages évoquent un homme courtois et respectueux des autres. Rudy Van Gelder, qui a eu la responsabilité d’enregistrer la plupart de ses albums, a dit à quel point il était facile et agréable de collaborer avec John Coltrane.

Je suis resté longtemps persuadé de ne pas avoir tout compris de ce qui s’était passé ce soir-là. Au-delà de ce concert tumultueux, j’ai cherché quelques éléments de réponse.



Cet été 1965, John Coltrane a joué à Antibes, à Paris et le 1er août au festival de Comblain-la-Tour en Belgique. Il a suscité bien des critiques et des interrogations.Pourquoi n’a-t-il pas joué plus longtemps à chaque fois ? Pourquoi tant de violence exacerbée dans ses longs solos ? Ne mettait-il pas en danger sa propre musique ?


John Coltrane ne cherchait pas à faire passer un message de protestation à travers sa musique (à l’exception du thème bouleversant « Alabama » se référant explicitement à l’attentat à la bombe du Ku Klux Klan à Birmingham en 1963 qui tua quatre jeunes fillettes noires). Mais sa musique était souvent chargée d’une violence sombre, tragique, qui n’est évidemment pas sans rapport avec le contexte politique et social des années soixante aux Etats-Unis.

A cet égard, il est intéressant de signaler qu’une dizaine de jours après la tournée européenne de son quartette, des émeutes éclatèrent dans le quartier noir de Watts à Los Angeles à la suite d’une arrestation à caractère raciste. Elles durèrent six jours et firent 34 morts et plus de 1000 blessés.D’autre part la guerre du Vietnam continuait à faire rage. John Coltrane n’a pas caché son hostilité à cette guerre (comme à toute guerre) dans l’interview passionnante qu’il a donnée à Frank Kofsky en 1966. Coltrane, cet homme paisible, ouvert sur toutes les musiques du monde et pénétré d’une religiosité intime à caractère humaniste, universel, ne pouvait pas éviter pour autant d’éprouver des sentiments deprofonde colère contre l’abomination du racisme et la barbarie des entreprises guerrières du pays où ii était né.

Il n’échappait pas davantage à l’attraction des musiciens afro-américains du « free jazz », qui voulaient rompre avec tous les codes harmoniques et rythmiques, et pour certains comme Archie Shepp, contester cet ordre injuste toujours en place.


En 1965, John Coltrane avait peut-être déjàen tête un autre projet artistique. Il voulait toujours aller plus loin dans ses recherches. Il voulait se donner les moyens de dépasser ses propres limites. Concrètement, il aspirait à avoir une autre configuration orchestrale pour le soutenir qui comporterait deux batteurs et un saxophoniste puissant à ses côtés (ce sera Pharoah Sanders). Cela s’est traduit quelques mois plus tard par la dissolution de son quartette et la création d’une autre formation où ne figureraient ni MacCoy Tyner ni Elvin Jones. Ils ne partageaient pas cette nouvelle orientation de Coltrane avec qui, depuis 1960, ils avaient accompli tant d’œuvres impérissables et tant de concerts mémorables.


Nous avions donc assisté sans le savoir à un moment tendu de la dernière phase d’un quartette unique dans l’histoire du jazz. La cohésion entre ces quatre hommes à la personnalité bien tranchée était extraordinaire ; elle était fondée sur une écoute mutuelle hors pair, et paradoxalement, sur la liberté laissée pleinement à chacun des quatre membres de s’exprimer selon sa sensibilité et ses idées propres.

Personne ne pouvait imaginer que John Coltrane, qui avait trente-neuf ans en 1965 et déployait sur scène une énergie surhumaine, n’avait plus que deux ans à vivre.


José Chatroussat Rouen, le 5 décembre 2020



                                              aquarelle de Ton van Meesche


Mon premier concert de Jazz !

Mon tout premier concert de Jazz a été Phil Woods and his European Machine, avec Gordon Beck, Henri Texier et Daniel Humair. C'était en novembre 1971 (j'avais 14 ans) au TNP pendant le festival Newport à Paris. Je commençais à prendre quelques cours de guitare et nous écoutions beaucoup de musique à la maison avec mes parents et mon grand frère (Classique, Jazz , Pop…), mais c'était pour moi la 1ère fois que je voyais des musiciens jouer sur scène en concert. Installé dans mon fauteuil je regardais les instruments sur la scène et j'étais impatient de voir arriver les 4 musiciens. Je n'oublierai jamais cette sensation d'euphorie ressentie dès les 1ères notes, une joie intérieure vraiment intense.
Quelques jours plus tard je voyais Soft Machine avec en 1ère partie Gary Burton en solo et surtout le groupe de Miles Davis avec aux claviers un musicien qui me fascinait autant par son jeu que par sa gestique. Il s'agissait bien sûr de Keith Jarrett qui allait devenir un de mes héros musicaux ( Facing you était publié quelque mois plus tard et je me souviens également d'un magnifique concert en trio avec Charlie Haden et Paul Motian à la Maison de Radio-France).
Je suis devenu un spectateur assidu, à l'affût du moindre concert et cette euphorie des premiers instants s'est peu à peu imposée à moi: je serai musicien de Jazz et un jour je monterai à mon tour sur scène…

Serge Lazarévitch Montpellier 03 06 2020


 







 












 Rencontre inoubliable !

Autour des années 1990, habitant alors au Havre, j’eus l’occasion d’assister à un concert du trio Henri Texier, Glenn Ferris et Aldo Romano à la MJC qui proposait assez régulièrement des concerts de jazz dans l’espace cafétéria au rez-de-chaussée du lieu. Ce n’était pas bien grand, il y avait un bar tout en longueur avec une rambarde qui dominait une petite salle en contrebas qui avait plutôt la taille d’un club avec si possible un pilier au milieu. Mais ces soir-là, les amateurs jeunes ou moins jeunes accouraient à ces concerts de jazz encore rares dans la ville. Cette MJC était installée au bas d’une des deux tours d’Auguste Perret architecte qui reconstruisit la ville après qu’elle ait été bombardée par… les anglais en 1944. Entre les deux tours, on aperçoit la mer juste derrière. Un côté de la MJC offrait d’ailleurs cette vue sur mer.
J’avais peu de temps avant fait la connaissance de Glenn Ferris à l’occasion de vacances dans un village près de Nîmes. Il logeait alors chez des amis qui me recevaient également. Il donna plusieurs concerts dans le secteur. Nous avions depuis gardé contact. Sachant qu’il venait pour ce concert au Havre, je lui proposai de l’accueillir à la gare. Il me confia qu’il était très content de me trouver ne connaissant personne dans cette ville. Les retrouvailles furent chaleureuses. Le parcours était rapide jusqu’au lieu du concert. Henri et Aldo étaient déjà sur place. Glenn me présenta. D’emblée le contact fut des plus sympathiques. Je fus invité à me joindre à eux pour le repas qu’ils prenaient dans un restaurant qui se situait justement dans l’autre tour de la fameuse Porte Océane. On parla, on parla, de tant de choses de musique, ils sentirent ma passion et moi je me régalai de vivre ce moment.



Ces musiciens qui avaient déjà une solide réputation offrirent bien sûr une musique à la hauteur de leur talent. Chacun d’entre eux était déjà depuis un bon moment acteur essentiel de la scène de jazz. J’eus l’occasion de croiser et aussi d’écouter plus tard à plusieurs reprises Aldo Romano (un peu moins, mais quand même avec Michel Petrucciani dans le Cloître du Palais des Papes d’Avignon), Henri et Glenn. Puis le temps a passé ! Je ne savais pas alors que je serai amené à m’installer à Nîmes et que j’y organiserai des concerts. Recevoir l’un et l’autre fut un grand rêve pas forcément évident à réaliser. Mais ce fut le cas en 2015 et 2017 pour le bonheur de tous. J’envoie à l’occasion à Henri la photo de l’époque.


 Il se souvient. Glenn, lui, me raconte que lorsqu’il était venu au Havre, étant venu avec un autre train, les deux autres étaient un peu inquiets qu’il n’arrive pas. Ils jouaient en fait ensemble pour la première fois ! Peu de temps après la rencontre havraise, Henri Texier enregistre en 1993 avec l’Azur  quartet le célèbre et magnifique An Indian’s Week  avec entre autres… Glenn Ferris.




Patrice Goujon Nîmes 13 05 2020



https://youtu.be/IWzX_YdSgSM

















Miriam Makeba au Nîmes International Jazz Festival

Jadis, entre 1976 et 1988, se déroulait durant la deuxième semaine de juillet, dans les arènes de Nîmes, un festival de jazz de renommée internationale, alors l’un des plus importants en Europe. Son créateur, lui-même musicien amateur nîmois, Guy-J. Labory, a réussi à attirer pendant la brève vie de son festival plus de 200 000 spectateurs et près de 1500 musiciens, américains, européens et français. Parmi eux, Sun Ra en 76 et 79, Mingus en 77, McCoyTyner en 78, Sonny Rollins et Archie Shepp en 79 …Miles Davis en 84, 85, 86 et 88, ces grands noms ne constituant qu’un tout petit échantillon non représentatif de tou·te·s les musicien·ne·s qui enchantèrent les soirées et les nuits nîmoises de ces années là.

À la suite de difficultés financières– G. Labory avait toujours eu à cœur d’accueillir le plus grand nombre de spectateurs possible en pratiquant des tarifs particulièrement modiques – la manifestation a hélas disparu de la scène nîmoise.
Les sources et documents sur le Nîmes International Jazz Festival sont extrêmement peu nombreuses. On pourra cependant regarder avec intérêt mais aussi avec un brin de nostalgie :
1er Nîmes International Jazz Festival 1976 (document super 8) en 2 parties
Sun Ra - Sonny Rollins - Archie Shepp, Nîmes 1979
Nîmes International Jazz Festival 1980 (Film Nîmes en Jazz) réalisé par David Carayon
Interview Guy Labory Arènes de Nîmes, International Jazz Festival, 1981

Parmi mes nombreux souvenirs liés à ce beau festival, je voudrais évoquer ici plus particulièrement un concert de Miriam Makeba, sans doute en 1981 mais je n’en suis pas sûr. À cette époque de sa carrière, elle fréquentait assidument les festivals européens. Je n’ai malheureusement trouvé aucune trace enregistrée de son passage à Nîmes mais on pourra se faire une idée de son répertoire et du spectacle qu’elle présentait alors par les deux enregistrements réalisés au NorthSea Jazz festival 1980 de la Haye. 



Dans ce deuxième enregistrement on entend en solo sa fille unique Bongi Makeba, prématurément disparue en 1985. Elle interprète un chant traditionnel du pays de son père, le Nord Transvaal.

À Nîmes, si ma mémoire ne me trahit pas, elle fut aussi invitée par sa mère à prendre la vedette, pour un ou deux morceaux, au milieu du concert. Miriam, qui parlait le français de manière approximative, expliqua pourtant dans notre langue que, dans la mesure où on la qualifiait elle-même de « grand-mère du jazz », Bongi devait nécessairement être la « mère du jazz ». Est-ce ce qui la motiva, je ne sais, mais elle entonna alors un blues effréné, de la plus belle eau qui se termina par une ovation debout de tout le public et d’interminables applaudissements. En rappel, comme pour calmer le jeu et pouvoir rendre la scène à sa mère sans trop lui voler la ferveur populaire, elle interpréta un traditionnel beaucoup plus austère, avant de reprendre sa place modestement dans le chœur.


Pierre GARMY Nîmes 26 avril 2020



Thousands of flowers for Henry Grimes !!!🎍🌻🌺💐🌷🌹🌸🌼🥀


Avril 1994, nous enregistrons « Latitude 44 » avec Frank Lowe, Denis Charles et Cheik Tidiane Fall. Comme je l’avais fait avec Charles Tyler quelques années plus tôt, j’assomme de questions Denis Charles sur un de mes musiciens préférés, le contrebassiste Henry Grimes. Je sais qu’ils ont joué et enregistré ensemble. Il me répond qu’en effet, depuis le début des années soixante ils étaient proches et qu’Henry Grimes lui rendait souvent visite à Harlem, ils passaient des heures à écouter de la musique dans un silence recueilli, ce qui semblait convenir à Henry. Lorsque j’aborde sa disparition soudaine et mystérieuse fin 1966 au point qu’il fut donné pour mort, Denis me dit qu’il n’y a jamais cru et que, se retirer du monde, correspondrait mieux à la personnalité si singulière d’Henry. De plus, il vient d’apprendre que Steve Lacy, tenant à lui faire parvenir sa part de la vente de l’enregistrement de « School Days » pour le label suisse Hat Art (réédité en 1995), aurait retrouvé sa trace en Californie.

Avril 2005, « Festival Banlieues Bleues », c’est le dernier concert de la tournée du Quartet de Charles Gayle avec Jean Luc Cappozzo et Ramon Lopez, je remplace Claude Tchamitchian blessé à la main. Nous jouons en première partie, la seconde est celle du projet de Marc Ribot « Spiritual Unity » avec Roy Campbell, Chad Taylor et Henry Grimes. Connaissant mon admiration pour le contrebassiste, Charles Gayle se propose de me le présenter. Arrivés devant sa loge, Charles frappe à la porte. Quand elle s’ouvre, il me propulse vigoureusement à l’intérieur, la refermant dans un éclat de rire. Me voilà au milieu de la pièce, entouré par Henry, sa compagne Margaret et un de leurs amis français, journaliste; je bredouille, me présente, mon cœur tape, et puis je me lance avec mon anglais approximatif dans une déclaration désordonnée de toutes les raisons qui ont fait que j’admire depuis longtemps son travail et son incroyable parcours, le son, le jeu et son ouverture qui lui ont permis de jouer avec tant de créateurs d’univers, si différents en apparence, que je suis ravi de son retour à la musique et d’être avec lui aujourd’hui. Il sourit en silence avec bonté et humilité.

Pendant notre concert, je l’aperçois, assis dans les premiers rangs. Au sortir de scène, il m’attrape affectueusement, je suis tout à la fois gêné, bouleversé et terriblement touché. Heureux enfin, d’avoir pu croiser sa route dans cet échange furtif et essentiel.

Bernard Santacruz  Le Beaucet  21 avril 2020

                            photo Heather Leigh à Philidelphia 

https://www.youtube.com/watch?v=izjiWafut-8


The Clemente 107 Suffolk Street New York

2016, New York : ma deuxième exposition Jazz in Watercolors dans le fameux Cornelia Street Cafe, restaurant et Club de Jazz ! Samuel Silvant, batteur nimois de Free était mon assistant et garde corps à New York. J'avoue de être accompagné par un musicien de jazz à New York, c'est dûr ! Trop de Clubs de Jazz à visiter. La liste : Ibeam avec Tom Rainey Trio, The Poole avec Ken Vandermark Jr Quartet , plus la meilleure : The Clemente avec Farmers by Nature .
The Clemente Soto Vélez Cultural & Educational Center , dans un ancien bâtiment de 5 étages, ce trouve une salle de musique et Samuel avait choisi the Trio Farmers by Nature de Gerald Cleaver, le batteur. A l'entrée on avait croisé le bassiste Willam Parker qui partait pour une petite course et disait : attends 10 minutes et on commence. Craig Taborn le pianiste se promenait dans la petite salle, tasse de thé dans les mains en parlant avec les gens. William Parker de retour, prenait sa contrabasse, lentement Craig Taborn s'approchait de son piano et après quelques minutes Gerald Cleaver se mettait derrière la batterie .



Et ils commencent ! Le grand Jazz new-yorkaise ! Ca jouait sans interruption en changeant les accords, le rythme ! Concert grandiose de 40 minutes mais ce concert est toujours bien greffé dans mes cellules grises. Après le concert les musiciens étaient vite parti pour jouer ailleurs dans un autre club, .
That's the way Jazz is in New York, Folks : energy, dynamics, no-nonsens jazz and swing !


De retour en France, j'ai continué d'explorer la musique de ce magnifique trio et des autres musiciens avec lesquelles ils jouent  régulièrement : Matt Shipp, Cooper Moore, des pianistes avec la main gauche lourde comme Siegfried Kessler sans oublier Rob Brown, David S ; Ware, James Brandon Lewis and many more !
Et tout cela grâce à ce 'crazy' drummer de Free Jazz à Nîmes ! Thanks to Samuel !

So lay-back, take your Bourbon or an APA and listen to that great concert of Farmers by Nature

Ton van Meesche Haarlem P-B/Boucoiran F 11 avril 2020


Farmers by Nature : le fameux concert au Clement 4 avril 2016

https://www.youtube.com/watch?v=iJ3MFukjxGI




Ma rencontre avec John Tchicai (1936-2012) au Festival de Cluny en 1980 .



Fin des années 70, je ne connaissais le jazz que par les 33 tours de la discothèque du Comité d'Entreprise de la CGT de Rhône-Poulenc ( ancien groupe chimique ) du Péage de Roussillon (Isère) .Comme beaucoup d'enfants issus de la classe ouvrière j'avais appris la musique en jouant dans la fanfare et l'harmonie ; une tradition populaire bien ancrée à l'époque. Le Conservatoire ? Vous rigolez ! On m'avait mis à la clarinette et les « vieux » soufflants de l'harmonie me conseillaient d'emprunter les disques de Sydney Bechet, Armstrong , Ellington, en limant leurs anches et en les trempant dans leur verre de blanc avant de jouer, surtout lorsqu'on animait les bals du samedi soir dans la région.



En 78 je « monte » à Lyon le bac en poche pour étudier à la fac de philo. Un prof sympa, ancien leader de La Gauche Prolétarienne ( on est encore pas loin de 68 ) me prête son exemplaire de « Free Jazz Black power » le vrai « real book » disait-il ! Musicalement à Lyon c'est l'effervescence. Le pianiste de free Tchangodei a ouvert son propre club au cœur du quartier St Jean et le collectif l'ARFI ( Association pour la Recherche d'un Folklore Imaginaire ) fait ses premières gammes ; ça bœuf vraiment librement dans leur lieu « Les Clochards Célestes » sur les pentes de la Croix-Rousse. Je vends ma clarinette et trouve un sax ténor d'occasion un peu faux mais qu'importe on joue pas des standards ! Assez rapidement je passe de Sydney Bechet à Albert Ayler emporté par l'ambiance militante ,stimulante et déjantée . Je me retrouve bien loin des sages défilés derrière les majorettes avec la fanfare. Au printemps 80 , je lis dans Libé-Lyon (disparu depuis longtemps) que le contrebassiste Didier Levallet crée un festival de jazz libertaire à Cluny en juillet et que le saxophoniste John Tchicai y animera un « workshop » (atelier) pendant pendant une dizaine de jours . Un copain pianiste me rappelle que Tchicai est l'altiste qui joue dans Ascension de Coltrane !
Hébergement et repas compris le stage n'est pas très cher et nous nous inscrivons tous les 2.




Cluny enfin ! Tchicai déboule dans le workshop en criant « My name is John Tchicai » pour seule prise de contact. Il est à l'alto à cette époque et ne prendra le ténor que tardivement. Pas d'introduction ni partition . Une seule consigne « repeat after me » . John propose des phrases rythmiques courtes et acérées qu'on prend à l'oreille et qu'on lui renvoie jusqu'à épuisement . Le groupe rentre progressivement dans une transe hypnotique qui se transforme sans arrêt jusqu'au chaos . Oui mon pote avait mis dans le mille en se référant à Ascension. C'est la première fois qu'en jouant proche de lui les poils de mes avant-bras se hérissent et j'ai très rarement retrouvé cette sensation. En 2 mots ma rencontre avec John c'est la rencontre avec le Son au-delà des notes, de la forme ou de l'harmonie. Le son qui vous enveloppe , qui vient de l'intérieur de soi et des autres jusqu'à faire un seul son. A partir de 80 jusqu'à la disparition de John j'ai eu la chance de jouer avec lui dans de multiples formations. Sa recherche mystique du son était centrale jusqu'à faire parfois du jazz un simple prétexte pour l'expression de sa propre intériorité . La leçon qu'il a transmise  : joue ce que tu es , joue qui tu es …peu importe les codes esthétiques imposés par l'industrie musicale et les écoles .

John Tchicai interviewé par Michel Fernandez  : https://youtu.be/r4b6VHQLpg8

Michel Fernandez Lyon, le 05/04/20 http://www.michel-fernandez-quartet.com/


Moment de Jazz

Un moment donc ou quelques notes… Vacances d’été juillet ou août, la mémoire, fragile comme une pâte brisée, parsemée de peut-être, pas sûr, sans doute. Dans les années, hooo ! ou bien avant encore, quand je rencontrais Patrice sur les bancs de l’école, de l’autre côté de la barrière et découvrais les gamins de cité, la pluie, le vent du nord et les champignons à la crème (mais qui n’était pas à la crème ?). Pour preuves, Patrice fouettait la crème du Jazz, Coltrane, Sonny Rollins, Monk… la montait en encyclopédie et gravait les dernières années vinyle. Il fallait avoir écouté ça, puis ça et ça encore, plein les oreilles …. Et alors, qu’est-ce que j’en faisais de mon Bach mention passable ?

Direction le Sud, nationale sept, bien sûr, en 4L (L’amour, La jeunesse, La beauté, L’insouciance). Ca fait bien quatre. Cinq avec La côte d’azur. Des nababs croisant sur la Croisette, Menton haut, rois des parkings, princes des campings. En plus d’écouter ça, il fallait aller là et là. Nous y allâmes, prirent de la hauteur sur les hauteurs de Nice. Very nice, comme disent les anglais sur leur promenade. Un Concert, unique, à ne pas manquer. Grand parc, foire d’empoigne, des scènes en veux-tu en voilà, décibels à gogo, odeurs de chouchou et d’herbe, the grass, normal, à deux brasses de GrasseFumette, picole, brouhaha, pissaladières, la pâte même pas brisée, le bonheur était dans le parc. Musique tout de même, de ci de là, à fond de sono, une vache n’y retrouverait pas son veau. Je ne me souviens pas vraiment. Peut-être Miles Davis devait-il pointer son nez, peut-être, ou alors fantasme de béotien ? 


Attente, attente. Cris de déception, hurlements de désespoir, concert annulé. Gros chagrin, se noyer, rosé de Provence tiédasse, pétards mollasses. Miles ne viendra plus, Miles, miles away. Lot de consolation, moi qui ne (re)connaissais personne, un type, argentin, bandonéon sur l’abdomen, rikiki d’accordéon, vibraphone et violon. Notes glissées sur le crincrin. Silence des hordes sauvages, silences des agneaux, recueillement des oiseaux, mutisme des cigales enfin. Fascination muette, temps figé de beauté. Un ailleurs. Bouche bée, béat, je croquais mon pain bagnat à grands coups de bec. Proverbe : Les olives du Sud ont des noyaux. Une molaire, la 5b, fusillée, en morceaux. A cinq cents balles la couronne, je devenais le roi… du jazz ou d’autre chose.

Philippe Baraton Nîmes le 07 04 2020


















SOUVENIR DE JAZZ

Alors un autre souvenir de jazz ? Un vieux celui-là ? 79 ? 80 ? 81 ? Je ne sais plus. Steve Lacy doit jouer ce soir au Centre américain ! En duo avec Shiro Daimon.
Shiro Daimon est un danseur traditionnel japonais. Traditionnel à sa façon. Tout lui vient de la tradition : les gestes, la dynamique des mouvements, les postures… tout un code mystérieux qui nous échappe, à nous occidentaux, mais dont on sent bien qu’il est gorgé d’un sens mystérieux et inexorablement précis : ce n’est pas le danseur qui s’exprime mais toute une condensation de significations ancestrales dont il est dépositaire et passeur. Pourtant Shiro Daimon est un danseur moderne : il rebat les cartes de cet héritage, avec sérieux, profondeur et insouciance. Depuis des années je sais qu’il travaille avec Lacy, et je ne les ai jamais vus.

J’arrive Boulevard Raspail devant ce qui est aujourd’hui la fondation Cartier, et qui s’appelle alors American Center. Je suis à l’heure… mais c’est complet. Je discute, je tempête, je supplie… Nothing doing ! La discipline yankee est ce soir-là inflexible ! La mort dans l’âme, je fais trois pas à droite, trois pas à gauche, je tourne en rond. Les artistes commencent. Mais l’arrière de la bâtisse est une grande verrière qui donne sur une pelouse : me voici seul, derrière la scène, dans le noir avec une vue imprenable sur les artistes qui ne me voient pas. Je les entends parfaitement, seul, debout, sous une pluie fine qui commence et ne cessera de tout le spectacle. Quand il se termine, je ne suis plus qu’une éponge, médusée et ravie.



Des années plus tard, j’ai eu souvent l’occasion d’interroger Steve sur son travail, et nous sommes devenus assez amis. J’ai même rencontré une fois Shiro Daimon. Je leur ai demandé comment ils « répétaient » ce spectacle. Ils ont ri de bon cœur d’une question si naïve : ce genre de performance ne se répète pas !

Yvan Amar Paris 05 04 2020





Swinging at the Cirque de Rouen

Dès mon entrée en sixième au lycée d’Elbeuf en 1956, j’aimais beaucoup la musique classique. Mes parents m’avaient abonné à des concerts à Rouen organisés par le chef Albert Beaucamp. Certains se tenaient au Cirque de Rouen, un grand bâtiment en dur pouvant accueillir
3000 spectateurs. J’y ai entendu de grands interprètes comme le trompettiste Maurice André ou le violoncelliste André Navarra. C’est dans cette même salle que j’ai assisté à mon premier concert de jazz.

J’avais eu le coup de foudre pour le jazz en 1958 grâce au lyrisme tour à tour chaleureux et rageur de Sidney Bechet. Après avoir lu et relu le « Que sais-je » de Lucien Malson intitulé Les Maîtres du Jazz, je m’efforçais d’acquérir avec mon argent de poche un 45 tours de chacun d’entre eux. Une tante m’avait offert, luxe suprême, un 33 tours 30 cm de Count Basie de sa glorieuse période de 1937-1940 où son orchestre comprenait Lester Young, Dicky Wells et Buck Clayton. J’avais écouté ce vinyle en boucle et je connaissais par cœur tous les solos et le nom de tous les musiciens.
Le jazz était un antidote parfait pour maintenir le moral d’un adolescent au cours de ces années où la guerre d’Algérie faisait rage et s’éternisait.



En 1961, le trompettiste Buck Clayton passait par Rouen avec son « All Stars » lors de sa tournée européenne. Un ami plus âgé que moi et qui gagnait déjà sa vie nous avait procuré de très bonnes places proches de la scène. Ce qui m’a frappé d’abord, par contraste avec le comportement guindé des musiciens classiques, c’est la décontraction des huit jazzmen qui nous rendaient visite, leurs sourires de connivence après un chorus réussi et l’élégance raffinée de leurs costumes de couleurs pastel. Buck Clayton, avec sa moustache à la Clarke Gable, était d’une politesse exquise aussi bien à l’égard du public qu’avec ses compagnons.
Les cinq souffleurs en première ligne étaient tous passés par l’école de haute précision quant à la mise en place de l’orchestre de Count Basie. Ils pouvaient cracher le feu comme un big band ou accompagner les solos de riffs soyeux à souhait.
La palette des styles et des personnalités était savoureuse. Emmett Berry avait une sonorité proche d’Armstrong et un allant dans le phrasé à la Roy Eldridge tandis que Clayton jouait avec retenue, ciselait délicatement ses phrases en utilisant souvent une sourdine. Je retrouvais avec bonheur en live le musicien sensible que j’admirais tant au côté de Lester Young chez Basie et au sein des Kansas City Six.
Buddy Tate au ténor avait une belle sonorité enveloppante et un phrasé impeccable. Earl Warren était un petit homme souriant qui se démenait comme un beau diable quand il jouait en solo avec virtuosité. Comme premier saxophone alto chez Basie, il n’en avait guère eu l’occasion.
Dicky Wells, le grand trombone à la sonorité expressive, me fit une impression étrange. Sur un tempo rapide, il se plaisait à jouer au ralenti, sans toujours terminer ses phrases. Il me faisait penser à Droopy, du genre « courez devant, je vous retrouverai plus tard ». Et effectivement il retombait sur ses piedsaprès quelques glissandi ad hoc, et tout était pour le mieux.
La section rythmique tenait parfaitement l’affaire en mains : Oliver Jackson à la batterie, Gene Ramey à la basse et Sir Charles Thompson au piano. Ce dernier avait un jeu frais et inventif faisant songer parfois à celui de Teddy Wilson ou deBud Powell.
Une belle surprise nous attendait au bout de quelques morceaux : l’arrivée du chanteur de blues Jimmy Witherspoon qui avait un très beau timbre et s’intégrait parfaitement et modestement à l’orchestre, comme un instrumentiste talentueux parmi les autres. Je regrette qu’il soit tombé dans l’oubli.





Un dernier mot à propos du Cirque de Rouen.Cette salle mythique, qui avait accueilli dans les années 1950 Duke Ellington, Louis Armstrong et Art Blakey, fut aussi le lieu de grandes réunions politiques comme les Six heures pour le Vietnam. Elle fut occupée en mai 1968 par les étudiants et devint le lieu effervescent où il fallait être, qu’on soit étudiant ou salarié, pour vivre pleinement les événements. Le cirque a été détruit en 1973, mais il laisse de beaux souvenirs. Et de toute façon, le jazz et la lutte continuent !

José Chatroussat Rouen le 02 04 2020





Nuit nîmoise

En ce temps-là, en juillet, on se rassemblait le soir, aux Arènes.
Il y avait une scène, au centre de la piste, avec un chapiteau de toile bleue qui affichait : "GITANES".
Une fois, il faisait très doux. Pas de vent. Le ciel était d'encre, avec plein d'étoiles.
Vers le milieu de la soirée, les équipes se sont affairées : on a poussé un grand piano noir à ma gauche et on a couché une contrebasse au centre du podium, tandis qu'on avançait une batterie jaune vif.

J'étais bien, je voyais tout, j'entendais tout ...
Et puis, tous les spectateurs, tous ces gens qui parlaient, mais pas trop, ni trop fort, se sont tus. Un homme de grande taille est monté sur la scène et s'est approché du piano sur lequel il s'est tout de suite un peu appuyé comme pour montrer que tous les deux ne faisaient qu'un. Il avait des cheveux mi-longs et une barbe à la Marc-Aurèle. Il portait de grosses lunettes qui n'ont pas caché un regard timide et plein de bonté lorsque, rapidement, il a salué de la tête le public.
Pendant ce temps, un petit gars blondinet, lui aussi chaussé d'épaisses Ray-Ban, a relevé la contrebasse. Il était suivi de près par un personnage ascétique qui s'est glissé discrètement derrière les fûts et les cymbales. Tout cela s'est déroulé de façon feutrée, recueillie, presque irréelle.

Alors, doucement, calmement, les premiers sons ont jailli du piano : l'homme de grande taille était courbé sur le clavier et semblait lui parler à voix basse. Il lui imprimait des arpèges, des accords profonds, parfois improbables qu'il opposait de temps à autre à des trilles de sa main droite. Le jeune bassiste était visiblement très appliqué et se mêlait parfaitement aux arabesques du pianiste tandis que le batteur, maître de son art, ponctuait avec à propos sur ses coupoles de cymbales ou ses bords de caisse.
Bientôt, les arènes, le public, tous se sont sentis soulevés comme par enchantement. Note après note, les trois magiciens les ont entraînés vers le ciel étoilé de la nuit nîmoise.


Morning Jazz avec Bill Evans, pianiste d'exception !

"The Bill Evans Trio ... Bill Evans, Piano ... Marc Johnson, Bass ... Philly Joe Jones, Drums ... The Bill Evans Trio !"

Festival de Jazz de Nîmes.Juillet 1978.
Guy Schrub        Nîmes le 31 03 2020
  




Le Soleil à Saint Paul de Vence


Quatre ans après mon premier choc (voir Le grand Duc), ma culture jazzistique s'était enrichie, mes goûts avaient évolué vers la modernité et, mai 68 aidant, vers ce qu'André Francis appelait "jazz libertaire". 

J'avais vu avec jubilation, au même festival de Juan-les-Pins, Pharoah Sanders (1968 : https://www.youtube.com/watch?v=paYjnFCYJsk ),

 puis, aux Nuits de la Fondation Maeght à St Paul de Vence : Cecil Taylor (1969 : https://www.youtube.com/watch?v=pstjm35SG6k ),



Mais le choc le plus mémorable eut lieu le 3 août 1970, chez Aimé Maeght encore

 : Sun Ra et son Intergalactic Arkestra.

Entre temps j'avais rencontré celle qui partage encore ma vie en 2020. C'est donc à deux, accompagnés de quelques amis, que nous découvrîmes le cadre extraordinaire de ce concert : un chapiteau gonflable, c'est-à-dire une immense bulle de plastique blanc maintenue en tension par une soufflerie ; pour y entrer on devait se glisser entre deux énormes boudins, qui se refermaient derrière nous ; la surpression ainsi maintenue à l'intérieur jouait-elle dans la qualité et la couleur du son ? Ce n'est pas impossible. La vaste surface courbe, sans armature, se prêtait à merveille à de multiples projections vidéo simultanées, plus ou moins psychédéliques pour certaines. La vaste scène fut rapidement envahie par une multitude d'instruments et de personnages aux tenues chatoyantes et bariolées, instrumentistes, choristes, danseuses et danseurs, qui tous ou presque pratiquaient aussi les percussions. Le Maître ne trahit pas la réputation qui l'avait précédé : goût du mystère, du faste, des dorures et ornements, de la provocation, de la mythologie d'opérette, mais aussi authentique talent de pianiste et d'arrangeur, vaste culture musicale enracinée dans les big bands, enrichie d'apports ethniquement divers, riches polyrythmies, et usage du "mini Moog synthétisor", le premier synthé qui fut joué en France ! Synthé dont l'exploitation était encore balbutiante, plus prolixe en bruits de décollage d'un Boeing qu'en jolies mélodies, mais le piano (y avait-il un piano acoustique ? Je n'en suis plus très sûr), les cuivres et les voix prenaient la relève, et le spectacle vivait de ces contrastes et oppositions. Spectacle total, foisonnant, aussi visuel qu'auditif, où l'on ne savait pas où donner des yeux ni des oreilles. La troupe quittait la scène pour déambuler, toujours soufflant et percutant, dans le chapiteau et même à l'extérieur. Les danseuses et danseurs virtuoses, aux tenues aussi belles que drôles (ah le petit homme en slip blanc et souliers vernis !), le disputaient aux solistes renommés : Marshall Allen, John Gilmore, Alan Silva...

La musique a été éditée sur disque et se trouve, ainsi que la liste des musiciens, à l'adresse https://www.youtube.com/watch?v=0DhT7CwstTU

Mais les images, autant que je sache, n'ont pas été filmées et ne vivent plus que dans notre souvenir ému et celui du public, nombreux et enthousiaste.

Marc Roux Nîmes 30 03 2020 


Jazz sur la Butte


Je suis né à Paris en 1955 au pied du sacré cœur à Montmartre. En haut de la butte où perche la fameuse basilique, à quelques encablures il y a la place du tertre. Et c’est là ! Très exactement au café le « clairon des chasseurs » qu’à l’âge de 18 ans je découvrais une facette du jazz, le jazz manouche. Cet établissement a reçu durant 37 ans deux musiciens fils spirituels de Django Reinhard, Maurice Ferret surnommé « gros chien » né dans les années 30 à Rouen et son indissociable comparse Joseph Pouville dit « babagne ». Ces deux guitaristes avaient pour charge d’animer les nuits Montmartroises en jouant le répertoire de Django, des classiques de Piaf et autres morceaux de leur composition. Durant trois années j’ai été un fidèle client des lieux et auditeur assidu du duo. Ils nous enchantaient, nous communiquaient la joie ou la tristesse que peut dégager cette musique. Beaucoup autour de moi dansaient, c’était Paris ville joyeuse et sans soucis. Le café était bondé chaque soir, le gros Maurice et le gominé Joseph se collaient dos à la vitre, serrés sur un mètre carré tout juste la place de tenir une Favino pour l’un et une Gibson ES-125 pour l’autre. Leurs jeux, leurs interprétations sonnaient de toute beauté, des improvisations étaient courantes pour nous ramener au thème principal et finir sous les applaudissements de la salle. Applaudissements accompagnés de billets de 10 francs que Maurice épinglait sur une corde à linge passant audessus des têtes de nos deux artistes, billets qui étaient gratifiés d’un coup de klaxon à poire dit pouetpouet. Ambiance, rigolade et insouciance des seventies, bientôt 50 années ont passé Maurice et Joseph ne jouent plus derrière la baie vitrée du café mais quelquefois j’entends encore le son de leurs guitares manouches et je rêve l’espace d’une seconde.

Laurent CURT 28 03 2020



Une première fois.

C'était il y a longtemps, peut être n'étais je même pas né...
Arrivé à Nîmes par amour, venant des pays du Nord,
Découvrant la lumière, l'éblouissement, la pierre blanche,
la chaleur et le bruit, surtout le bruit.
Mais le bruit chantant, gueulant, s'apostrophant...
C'était un soir d'été, le soleil tardait à se cacher, ses rayons
ne quittaient pas les places et les terrasses, premiers verres,
premiers échanges:
"Tu viens aux arènes ce soir?"
Moi, je n'y connaissais rien, alors j'ai suivi avec Jo,
un peu de monde, sans trop...
On monte au plus haut, on déguste la chaleur, la lumière
finissante, on s'allonge sur ces pierres gorgées de soleil,
On attend. Qui?
Et puis, tout en bas, au milieu des gens, il arrive, comme en
s'excusant, dos au public, voûté sur sa trompette, avec quelques notes
pour simplement dire qu'il est arrivé.
Et il joue, il joue, il joue...
Et moi, novice en jazz, je suis envouté, conquis, transporté dans une
marée de sons inconnus, joyeux, qui se répondent et dialoguent,
m'emportent au delà de Nîmes.
Tout se mélange, chaleur, lumières, amis, musique, pierres...
J'ai mis longtemps à redescendre. Peut être y suis je encore.
Merci Miles.

Jean Pierre Duval Nîmes 26 03 2020





Steve Lacy, saxophone soprano

La première fois que j'ai entendu Steve Lacy, c'était en 1972. J'étais étudiante à Toulouse, débarquant de ma vallée pyrénéenne et mon boy friend de l'époque, un situationniste, connaissait le directeur du Théâtre de l'acte, une troupe très expérimentale comme cette décennie en a connu tellement, qui avait ouvert un lieu qu'on dirait maintenant alternatif, la Fabrique. Un des comédiens était pote avec Steve Potts (bon d'accord!) et avait organisé un gig avec Steve Lacy. C'était la première fois que j' entendais du jazz et quel jazz, libre, brillant, révolté, sans frontières, sans limites. Cela m'a fait l'effet d'un voyage interstellaire.
Mais en ce temps là j'écoutais surtout du rock ( Led Zeppelin, les Doors, il y a pire) et de la musique planante (vous voyez ce que je veux dire).
Ce n'est que quelques années plus tard que j'ai viré ma cuti. J'ai découvert Keith Jarrett et surtout Théolonius Monk. Le coup de foudre. Je ne m'en suis pas remise. Alors comment je suis passée à Steve Lacy, je ne me rappelle pas. Par Monk sûrement. Toujours est-il que Steve Lacy est devenu pendant des années mon saxophoniste préféré ( avec Coltrane et Shepp) . Je ne me lassais pas de la sonorité et du phrasé si singulier, si reconnaissable de son saxophone soprano. C'est souvent un instrument d'appoint dont jouent les saxophonistes qui lui préfèrent le ténor, instrument difficile pour la justesse mais Steve Lacy en était le maître incontesté.

Un soir à Paris, au début des années 90, je suis allée l'écouter au Sunset. Pour ceux qui ne connaissent pas c'est un club rue des Lombards dans le quartier des Halles, une cave sous les voûtes de laquelle ont joué les plus grands noms du jazz. Lacy vivait à Paris depuis plusieurs années où il était déjà une légende.

Un soir à Paris, au début des années 90, je suis allée l'écouter au Sunset. Pour ceux qui ne connaissent pas c'est un club rue des Lombards dans le quartier des Halles, une cave sous les voûtes de laquelle ont joué les plus grands noms du jazz. Lacy vivait à Paris depuis plusieurs années où il était déjà une légende.

Qui étaient les autres musiciens ? Steve Potts je suis sûre, Jean Jacques Avenel à la contrebasse sans aucun doute, Oliver Johnson à la batterie, peut-être.

Toujours est-il qu'à la fin du concert, au dernier set, je ne sais pas pourquoi, il ne restait plus sur scène que Steve Lacy, et dans la salle quatre ou cinq personnes dont les deux amis avec qui j'étais venue et moi-même. Nous étions tout devant, à deux mètres de lui. 



Il jouait seul, pour nous, pour moi qui me laissais traverser par cette musique acide, fluide, tranchante, raffinée, subtile, poétique. Cela a duré un temps hors du temps. Quand ça c'est arrêté, nous nous sommes regardés mes amis et moi, ravis, heureux. Steve Lacy était un ravisseur d'âme.

Je suis allée le trouver au bar et j'ai bafouillé des remerciements, trop émue pour dire autre chose. Et bizarrement un détail trivial m'a pourtant attiré le regard. Steve mettait dans sa poche une liasse de billets que le patron venait de lui donner, son cachet du soir sans doute, à l'ancienne.

Steve Lacy est mort en 2004, à 69 ans, trop tôt.


Geneviève Massoure  Nîmes   24 03 202 



Le grand Duc


Ma passion pour le jazz fut un peu tardive, révélée seulement après le bac ; elle doit beaucoup à mon ami Denis Carterre, talentueux tromboniste qui devait peu après se consacrer au New-Orleans dans les Haricots Rouges, mais m'avait néanmoins initié (sur disques) à Charlie Parker, John Coltrane et Ornette Coleman.
Après avoir bêtement raté Coltrane en 1965, vers la mi-juillet 66 nous étions, Denis, deux ou trois autres copains et moi, dans la Pinède où se déroulait alors l'unique festival de jazz en France.
Au programme du premier soir Duke Ellington et son big-band. J'avais écouté un ou deux de ses disques, j'avais accompagné approximativement à la guitare Satin Doll et quelques autres de ses compositions, là s'arrêtait ma familiarité avec ce grand compositeur. Aux premières mesures, j'en ai pris plein la gueule ! Une formidable machine à swing, implacable et joyeuse, percutante, bondissante, fluide et bien huilée, qui enchantait nos neurones ébahis d'harmonies rondes et subtiles. Une machine pilotée de main de maître par le Duke, entouré de sa grande équipe : Cootie Williams et Cat Anderson aux trompettes, Johnny Hodges au sax alto, Paul Gonsalves au ténor, Sam Woodyard à la batterie...



Le morceau initial était un blues médium, dont je devais découvrir le titre bien plus tard : Things Ain't What They Used To Be. On peut en avoir une idée sonore
En deuxième partie arriva une invitée : rien moins que l'immense Ella Fitzgerald. Je tremble encore en me remémorant son "quatre-quatre" avec Gonsalves, un long dialogue où chacun s'appuyait sur ce que l'autre venait de jouer pour lui répondre et l'entraîner ailleurs... Cet échange se prolongea sur des dizaines de "grilles", sans que jamais se tarissent la verve et l'imagination des deux improvisateurs. Notre vœu était "que ça ne s'arrête jamais !"


Un ou deux jours après, nous découvrions avec ravissement la musique, bien plus moderne, de Charles Lloyd avec de jeunes virtuoses nommés Keith Jarrett, Cecil Mc Bee, Jack DeJohnette
 ( https://www.youtube.com/watch?v=A7-uET8Fnkk ). 

Quel bel été !



Marc Roux Nîmes 23 03 2020







Monty Alexander à Amsterdam


Printemps 1985 (ou 86?)
Je suis à Amsterdam pour trois jours, occupé le jour, libre le soir... et je passe devant une affichette: Monty Alexander en solo, ce soir au centre Cristofori. Ni une, ni deux, j'y vais! Cristofori est l'un des inventeurs du piano, à Florence au début du 18ème. Lui ou ses descendants s'installent à Amsterdam et la firme, qui ne fabrique plus, est encore en activité: maintenance de pianos haut de gamme. Beaucoup d'instruments à vendre, quelques-uns de collection! Le prix d'entrée est ridiculement modique (dans l'une des villes les plus chères du monde!), et on nous installe dans une petite pièce, genre salle de classe avec des chaises en bois. 


Devant nous, un "Bosendorfer Imperial", grand piano de concert avec une octave en plus dans le grave, dont les couleurs sont inversées: les touches "noires" sont blanches, et les "blanches" sont noires. Monty regarde ça, perplexe... et annonce qu'il n'a jamais rencontré un engin pareil. Il s'assoit, et joue tout le premier morceau, entièrement improvisé, à la main gauche, dans l'extrême grave du piano, sur cette fameuse octave supplémentaire.


Jamais rien entendu de pareil! Sauf peut-être le début d'un disque de Paul Bley en solo, édité par Jean-Jacques Pussiau un an plus tôt. Magnifique! (L'un comme l'autre!) 


Yvan  Amar Paris  22 mars 2020











AUX TROIS MAILLETZ

Dans mon souvenir nous sommes au milieu des années 60, peut-être en 1964. Danielle est étudiante en philo à la Sorbonne et de mon côté je commence ma licence de maths à Jussieu dans une fac toute neuve, magnifique mais bourrée d’amiante, nous le saurons bien plus tard.
Nous habitons encore chez nos parents dans la proche banlieue de Paris, le 9-3 comme on dit aujourd’hui. Nous adorons l’ambiance du Quartier Latin avec ses bars, ses premiers selfs, ses boîtes de nuit et surtout ses clubs de jazz. Nous sommes presque des habitués des Trois Mailletz, rue Galande, là où se produit Memphis Slim. L’atmosphère est décontractée, chaleureuse et enfumée. Il faut descendre quelques marches pour se placer près du piano dans une superbe cave médiévale.



Memphis Slim arrive vers 22 heures et on n’est jamais bien loin de lui car le lieu n’est pas très grand. Le verre de whisky est régulièrement rempli par le barman qui vide aussi le cendrier car l’artiste fume sans arrêt. Le personnage est fascinant, évidemment par son blues hérité de Big Bill Broonzy, voix chaude, puissante et cependant pleine de nuances, mais aussi par son visage qui ne sourit guère, par sa mèche de cheveux blancs au milieu du front et surtout par ses mains. Ses doigts sont d’une finesse et d’une longueur incroyables avec la dernière phalange recourbée vers le haut. Les paumes ne surplombent pas le clavier mais semblent dans le prolongement des touches blanches.


 Parfois il joue avec sa cigarette coincée entre l’index et le majeur. De temps en temps nos regards se croisent et l’on a le sentiment qu’il se plaît à chanter pour nous. Lorsqu’il s’installe les conversations deviennent plus feutrées, la salle est à l’écoute, respectueuse, et l’on se sent privilégiés d’être là, avec lui.

Jean-Michel OTT

Nîmes, le 19 mars 2020






Et au piano : SIEGFRIED KESSLER !

C'était en 2006 à Nages et Sollorgues , un concert en plein air avec le Trio NEFTA de Siegfried Kessler au piano, Didier Del Aguila guitare basse et Michel Bachevalier à la batterie. Pour Ellen et moi, notre premier concert par Jazz à Junas depuis notre arrivée en 2004 en France.
La scène, contre un coucher de soleil avec un ciel coloré et changeant avec des blues céruleum, blue de prusse , gris de payne avant le noir s'installait ; tous cela accentué par les cypresses verts autour de la scène .

Siegfried Kessler ou Siggy, à ce moment, totalement inconnu pour nous , était annoncé comme le grand accompagnateur d'Archie Shepp  le grand saxophonist du Free ; magnifigue concert de ce Trio NEFTA et pendant la pause Siegfried avait annoncé qu'il préferait de continuer à jouer le grand piano en solo, mais en musique classique . Beaucoup de gens restent assises au détriment du service de bar .

Pendant le 2006 Festival de Jazz à Junas Ellen et moi on avait le grand plaisir de retrouver et parler avec Siegfried. Après son concert solo au temple de Junas et pour la simple raison qu'il avait entendu qu'on parlait en langue batave entre nous . Et Siggy se présentait en disant qu'il avait passé quelques années aux Pays-Bas à Rotterdam . Et rapidement on était en train de changer des noms des grands musiciens de jazz bataves ; au même moment dans les Carrières de Junas , Fay Claassens chantait : I Fall in Love to Easily ' dans son hommage au Chet Baker et j'informais Siggy que le batteur John Engels Jr était dans ce quartet et brusquement Siggy se levait et disait : on part tout de suite pour écouter ! Siggy voudrait faire du 'jamming' avec John Engels sur scène à 1h le matin, mais le grand piano était déjà en plein sommeil !


Siggy au Temple de Junas Festival 2006 Le Languedoc rencontre les Pays-Bas  

Après ce concert, Siggy restait manger avec les musiciens bataves et on s'amusait bien avec tous ses anecdotes de la période jazzique de Siggy au Pays-Bas . John Engels Jr était fortement impressionné et supris par l'ambiance à Junas, minuit : la douceur de Midi, une grande table à manger et boire et à parler du jazz et du jazz !

Avec John Engels Jr on a cherché et heureusement trouvé les vinyles que Siegfried et son ami batave le saxophoniste baryton Gijs Hendriks avait enregistré,  comme 'Close to the Edge sur Timeless'; cela lui fait tant de plaisir et plein 'émotions' de récouter cette belle musique de sa période jazzique au Pays Bas.

La nuit de 21 au 22 janvier 2007 la Méditerranée a pris Siegfried Kessler dans ses vagues froids pour lui faire jouer dans l'éternité .

Ton van Meesche Haarlem P-B/ Boucoiran F  19 mars 2020




Archie Shepp - Châteauvallon 1973
Ma mémoire me trahit-elle ? Les choses se sont-elles réellement passées comme je les raconte ici ou bien reprennent-elles vie dans une reconstruction approximative, enjolivée par le – long – temps passé ? À moins que la vidéo du concert que je viens de retrouver sur Internet n’ait décidément tout bousculé dans mon esprit !
C’était il y a bien longtemps – en août 1973 pour être précis – sur la scène de l’amphithéâtre de plein-air de Châteauvallon où se tenait régulièrement, tous les étés, un festival de jazz de renommée internationale, bien avant que le maire Front national de Toulon et le préfet Marchiani ne lui fassent la peau ! Je n’ai plus en tête la programmation complète du festival de cette année-là mais je me souviens avoir assisté au concert « Center of the World » du Frank Wright Quartet avec Frank Wright au saxo, Bobby Few au piano, Mohammed Ali à la batterie et Alan Silva à la basse. Je conserve toujours précieusement un 33 T dédicacé par ces quatre compères avec des petits dessins de leur main … Musique radicale, queue de comète du free dans sa pureté canonique, héritage direct d’Ornette Coleman et de John Coltrane.
Cependant, c’est le concert d’Archie Shepp, le 25 août, qui reste gravé en moi comme un moment fondateur de mon goût pour la musique de jazz. Le concert était retransmis à la radio – en direct ? – sous les auspices d’André Francis, maître de cérémonie officiel mais aussi souffre-douleur et tête de Turc attitrée des jeunes cons que nous étions alors. Il avait en particulier le plus grand mal à vider la scène du public – jeune et chevelu, les choses ont bien changé – et ses menaces de « décharges électriques très mortelles » n’avaient réussi qu’à lui attirer sifflets et quolibets.

Fort tard dans la soirée – je ne me souviens plus du tout de la première partie – sous les étoiles et face au splendide panorama de la rade de Toulon, le maître, impérial, s’avança sur scène, son saxo encore dans l’étui, un verre à la main – qui ne contenait pas d’eau et qui n’était assurément pas le premier – de sa démarche chaloupée et féline quelque peu altérée par la boisson. Avec lui, Mohammed Ali à la batterie, Donald Garret à la basse et un grand batave roux et moustachu au piano, Jasper van't Hof.
De la majeure partie de ce qui suivit classiquement, – c’est-à-dire avec Shepp au saxo, solidement accompagné par les autres instrumentistes, chacun à leur pupitre – je ne pourrai pas dire grand chose aujourd’hui si ce n’est que le son du ténor, si spécifique et reconnaissable de Shepp, m’est entré dans l’oreille à tout jamais et que je voue toujours à cet immense musicien – et en même temps qu’à l’homme engagé – une admiration intacte.
L’insolite se produisit alors que la nuit était bien avancée et que le concert touchait à sa fin. André Francis avait sans doute sommeil et tentait désespérément d’abréger les choses mais Shepp – comme toujours quand le public du jour lui plaît – enchaînait sans cesse pour finalement éjecter son pianiste – sur la vidéo c’est moins évident et violent que dans mon souvenir – pour prendre sa place et envoyer en solo un magistral et très personnel « Round Midnight ».

 Pierre Garmy  Nîmes   18 mars 2020

Aperçu du concert et du public sur Youtube

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